Entre la flambée des cours du pétrole, du gaz, des métaux stratégiques (nécessaires à la fabrication d’équipements solaires et éoliens et de la nanotechnologie), et des produits agricoles (blé, orge, …), la chute brutale des places boursières, le plongeon du commerce mondial, la guerre russo-ukrainienne, l’humanité pique droit dans ce qu’en géopolitique les anglo-saxons appellent la « perfect storm, c’est-à-dire la « grande tempête ». Celle en mesure d’emporter sur son passage tous les secteurs socio-économiques, mais cette fois toutes les nations du monde avec. Depuis quelques jours, le monde est en train de découvrir avec effarement que les puissances (économiques et militaires) d’hier ne le seront peut-être plus bientôt.
Par Mahaman Laouan Gaya, ancien ministre Nigérien et ancien Secrétaire Général de l’Organisation des Pays Africains Producteurs de Pétrole (APPO)
Aujourd’hui le monde est englué dans une « polycrise » sans précédent. De la fin 2019 ce jour, le monde entier et l’Afrique avec, assistent impuissants à de profonds bouleversements et de violentes ruptures militaro -économico -politico -stratégiques ; tout cela dû à une situation de « polycrise » jamais connue auparavant. A la différence des précédentes crises mondiales, la situation actuelle qui fait craindre au Fonds Monétaire International (FMI) un effondrement économique, ne relève pas d’une cause unique, comme les chocs pétroliers des années 1970-1980 ou la crise des subprimes de 2008, mais d’une multiplicité de facteurs qui interagissent entre eux.En effet, le monde a vécu et continue à vivre, la pandémie du Covid-19, les crises alimentaire,climatique, humanitaire, le terrorisme global, les migrations involontaires, la guerre russo-ukrainienne (ou plutôt russo-occidentale), suivie de la spectaculaire montée des prix de l’énergie, l’envolée de l’inflation et l’escalade synchronisée des taux d’intérêt des banques centrales à travers le monde, les dettes publiques dans la zone Euro, la récession dans certaines économies industrielles, etc… L’historien britannique et professeur à l’université Columbia de New-York et à l’université de Yale (Etats-Unis), Adam Tooze, compte un minimum de huit (8) crises interagissant entre elles, au mieux en se neutralisant, au pire en se renforçant… et qui sont autant d’ingrédients réunis pour une explosion globale qui aboutirait à un inévitable nouvel schéma géopolitique mondial.
La situation est d’autant plus alarmante, que la plupart des pays du monde continuent à souffrir de ces crises perlées qui ont pour origine proche la chute des prix du pétrole brut amorcée en juin 2014. Ce cocktail explosif de crises ou encore « polycrise », n’a pas d’équivalent dans l’histoire contemporaine, et a plongé collectivement et individuellement tous les pays du monde dans les moments les plus difficiles de leur existence.
Cependant, elle ne saurait être assimilée à une simple réplique de la crise des subprimes de 2008 qui s’est, en son temps rapidement propagée aux Etats-Unis et contaminer toute l’économie (réelle et spéculative) mondiale. Alors qu’en 2008, c’est une crise immobilière née aux Etats-Unis, muée en crise financière qui avait brutalement frappé l’économie réelle, cette fois-ci, c’est l’inverse ; l’effondrement de l’économie réelle due à une multiplicité de crises locales qui en provoquent une d’envergure mondiale. On aurait pu y ajouter d’autres facteurs pas toujours économiques, mais qui aujourd’hui ont des conséquences sur l’économie ; ce sont entre autres, la crise de confiance à l’égard des institutions démocratiques, l’autoritarisme de plus en plus décomplexé de plusieurs régimes, la tension grandissante entre l’Occident et la Chine, la création de l’OPEP+, les multiples provocations militaires de la Corée du Nord, le probable élargissement des BRICS (l’Arabie Saoudite, le Nigéria, le Mexique, l’Argentine ou l’Iran en sont candidats), les conflits pour l’accès à l’eau, l’irruption exponentielle de l’intelligence artificielle ou les grands dérapages technologiques (les Etats-Unis font actuellement face à une crise liée à la fuite à partir du Pentagone de documents ultraconfidentiels et visiblement authentiques, et qui pose « un risque très grave » à la sécurité nationale). Il est clair que le concept de « polycrise » implique que le monde est aujourd’hui plus complexe et plus imprévisible que ce qu’on se plaît à penser, et c’est aussi une invitation à surmonter notre tendance à penser en vase clos et à creuser la question des interactions entre différents phénomènes. En soi, cette ‘’polycrise‘’ ne va pas tout de suite fondamentalement et totalement transformer le monde, mais accélérera inévitablement de profonds et irréversibles changements sur les plans géopolitique, militaire, économique, énergétique…
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L’élite économico-financière et politique mondiale qui se réunit chaque année à Davos en Suisse, en est très consciente. D’ailleurs pour sa toute récente 53ème édition, le Forum Economique Mondial (WEF – World Economic Forum) a choisi un thème très significatif : « Coopérer dans un monde fragmenté ». De l’avis des organisateurs, le contexte géopolitique et géoéconomique dans lequel se tient le Forum est le plus complexe que le monde ait connu depuis des décennies. Aujourd’hui encore, les grands argentiers du monde réunis à Washington (du 10 au 16 Avril 2023) pour les Assemblées annuelles du FMI et de la Banque Mondiale, pensent que l’on doit repenser à un nouveau modèle, car si ce monde traverse une succession de tempêtes économiques et sociales, les institutions elles-mêmes subissent des secousses en leur sein. Face également à la situation mondiale préoccupante, le FMI a choisi comme thème des présentes Assemblées annuelles « Repenser le développement pour une ère nouvelle ». Auparavant, la Directrice Générale du FMI, Mme Kristalina Georgieva, a avancé dans une intervention que : ‘’2023, sera une année difficile, un tiers des économies devant entrer en récession‘’. ‘’La croissance sera quasiment nulle aux Etats-Unis et dans la zone euro, et le diagnostic sur l’économie chinoise sera certainement mauvais au premier semestre‘’ a-t-elle expliqué.
Les inquiétudes occidentales face à cette « polycrise » sont toutes légitimes
Les inquiétudes des occidentaux face à cette « polycrise » sont toutes légitimes et tout laisse d’ailleurs à le croire. Dans son discours de déclenchement de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, le président Vladimir Poutine avait appelé clairement à une reconfiguration de l’ordre international post-guerre froide, laquelle se traduirait par une réduction de « l’emprise du camp occidental » sur le monde. Les premiers visés par cette stratégie de repositionnement sont les États-Unis et l’Europe de l’Ouest. Au terme de la « libération » de l’Ukraine, Poutine va-t-il s’en arrêter là ? Pas si sûr ! Il voudra certainement se prévaloir de cette démonstration de force pour imposer aux occidentaux et à leurs alliés de nouvelles règles de jeu, dans un nouveau monde où la Russie sera un pôle de domination politico-militaro-énergétique à part entière. La Chine actuellement en très bonne intelligence avec la Russie, poursuivra son petit bonhomme de chemin pour se hisser comme la très prochaine première et super puissance économique mondiale. Depuis 2022, des alliances financières et monétaires se tissent entre les économies émergentes du monde et le dollar américain de perdre du terrain sur le marché financier international. Vladimir Poutine parviendra-t-il à briser la « domination occidentale » du monde ? Le moment lui est aussi favorable après la débâcle américaine de l’Afghanistan ; étant sûr de ne pas risquer la réaction militaire d’une OTAN, qui apparait désormais auprès de l’opinion russe comme « un tigre en papier ». Les Etats-Unis et certains pays européens pensaient naïvement être les seuls maîtres du monde et de se permettre impunément toutes sortes d’interventionnismes suivis de multiples exactions (guerre en Tchétchénie, en Irak, en Afghanistan, en Syrie, au Yémen, invasion et assassinat du Colonel Kadhafi, création et entretien des mouvements jihadistes au Sahel, de Boko Haram, armements des milices et/ou pillage des ressources minérales de la R. D. Congo, de la République Centrafricaine, de la Somalie, du Mozambique, du Tigré éthiopien,…).
La redoutable arme de l’énergie
Sur ce plan et particulièrement sur les hydrocarbures, Moscou a pris de façon préventive, le soin d’accroître considérablement la vulnérabilité de l’Europe de l’Ouest avant même de franchir les frontières ukrainiennes. Les stratèges du Kremlin ont intelligemment planifié que l’Europe de l’Ouest dépende entièrement aujourd’hui et même demain des ressources énergétiques (gaz, pétrole, charbon) russes. L’énergie a pourtant été à la base de la construction de l’Union Européenne, avec le marché intérieur de l’énergie constitué des marchés européens du gaz et de l’électricité. Celui-ci avait pour objectif, la mise en commun des outils nécessaires à faire la guerre, c’est-à-dire l’acier et l’énergie d’alors : le charbon. Pour les pères fondateurs de l’Union, l’énergie était le nerf de la guerre. Où est alors passée la Politique Commune de l’Energie de l’Union Européenne ? En effet, celle-ci n’a pas survécu à la libéralisation désordonnée du secteur énergétique européen, entraînant dans sa débâcle de nombreuses entreprises électriques africaines (c’était du temps des tristement célèbres PAS – Programmes d’Ajustement Structurel).
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Il s’est en effet créé une énorme confusion qui porte sur la dimension extérieure du marché de l’énergie, et cela n’a pas permis à l’Europe de s’imposer sur la scène internationale ; et à la Russie d’en profiter pour imposer ses marques. Elle a fait de l’énergie une redoutable arme de guerre et a pour se faire, élaboré des dispositifs stratégiques en prenant appuis sur le mécanisme (précaire) d’approvisionnement de l’Europe en énergies (pétrole, gaz, charbon), la mise sous-coupe de l’Union Européenne avec les gazoducs, la création de l’OPEP+ (pour rappel, l’OPEP s’était élargie de 10 autres membres alliés avec la Russie en tête), la création du Forum des pays exportateurs de gaz (GECF – organisation regroupant les plus grands producteurs de gaz du monde).
Vers une recomposition de l’ordre énergétique, militaro-économique mondial
Entre la flambée des cours du pétrole, du gaz, des métaux stratégiques (nécessaires à la fabrication d’équipements solaires et éoliens et de la nanotechnologie), et des produits agricoles (blé, orge,…), la chute brutale des places boursières, le plongeon du commerce mondial, l’humanité pique droit dans ce qu’en géopolitique, les anglo-saxons appellent la « perfect storm », c’est-à-dire la « grande tempête » ; celle en mesure d’emporter sur son passage tous les secteurs socio-économiques (mais cette fois toutes les nations du monde avec). Depuis quelques jours, le monde est en train de découvrir avec effarement, pour le meilleur comme pour le pire, que les puissances (économiques et militaires) d’hier, ne le seront peut-être plus bientôt. D’aucuns se posent la question du devenir de cette crise dans les relations internationales, et les occidentaux en utilisant l’Ukraine comme bouclier pour défier la Russie, n’avaient pas prévu que le monde entier risque de connaître une nouvelle ère, et de nouvelles forces tant au niveau militaire, énergétique, financier, qu’économique et diplomatique. Alors que la guerre en Ukraine perdure, les changements en cours attisent la division entre des alliés et l’opportunité de nouvelles alliances et des blocs commencent à se constituer autour de ce qui ressemble fort à un « nouvel ordre énergétique, militaro-économique mondial ».
Quelle place pour l’Afrique dans cette future recomposition économique et politique mondiale ?
Certes, l’Afrique, plus que toute autre région du monde, n’a aucun intérêt à la prolongation dans le temps de cette « polycrise » et surtout de la crise russo-ukrainienne, et l’alignement derrière un camp ou un autre ne peut avoir d’autre effet que d’attiser les tensions. Dans cette situation de bouleversements géopolitiques, les dirigeants africains ne doivent pas rester dans une logique de subordination les obligeant à choisir un camp plutôt qu’un autre. Il ne s’agira plus pour nous de quitter un « maître », et se retrouver sous la tutelle d’un autre, ni de se libérer d’un conquérant pour un autre dominant. Nous n’avons plus besoin d’être des sous fifres de qui que ce soit et c’est à nous même qu’il revient de tracer notre propre voie, de réfléchir sur notre propre destin. Nous devons faire émerger une véritable et courageuse politique étrangère africaine, responsable, souveraine, débarrassée de tout diktat de quelques puissances étrangères qu’elles soient.
« Au regard des rapports de force qui se dessinent entre les deux camps belligérants, l’Afrique devra adopter ses propres stratégies, et toutes positions des pays africains doivent être dictées sur la base des stricts intérêts des seuls africains ».
Sur le plan diplomatique, nous devons adopter une position de non-alignement, et en matière de sécurité et de défense, nous devrons compter sur nos propres forces (nationales, régionales ou africaines) parce que dans un monde qui sera totalement déréglé, sous-traiter sa sécurité à des groupes ou puissances étrangères serait une erreur stratégique fatale (nous vivons malheureusement la triste et amère expérience dans la zone sahélienne dite des trois frontières ). En choisissant de ne pas choisir de camp, les pays africains, loin de prendre position dans cette crise russo-ukraino-occidentale, doivent préserver une politique étrangère dépolarisée. Au demeurant, nous n’avons absolument rien à voir avec un conflit qui à priori ne regarde que les européens – entre eux. Hier, la Russie et l’Ukraine étaient des anciennes républiques sœurs soviétiques, aujourd’hui elles sont ennemies, et très certainement demain, elles vont encore se retrouver comme des sœurs. Les préoccupations des occidentaux sont totalement à l’antipode de celles de nous autres africains et dans la situation qui prévaut en Europe, nous ne partageons absolument rien en commun. Par ailleurs, le chantage brandit par les responsables européens de sanctionner ceux des pays qui aux Nations Unies n’ont pas voté contre la Russie doit nous laisser de marbre. Je rappelle et les faits l’ont d’ailleurs démontré qu’aujourd’hui, l’apport des pays occidentaux à l’Ukraine durant ce conflit, dépasse de loin la totalité de l’aide publique au développement allouée à tous les pays africains. Allons-nous continuer à nous faire infantiliser de la sorte ?
« Alors, j’estime que c’est le moment ou jamais de nous affirmer courageusement sur les plans politique, énergétique, économique, monétaire, diplomatique, etc… dans le cadre d’une Union Africaine plutôt orientée vers son Agenda 2063, la Vision Minière Africaine (VMA) et la construction du continent pour les africains et par les africains à travers la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECAf) ».
Une ZLECAf qui a bien besoin d’être rediscutée et retoilettée sans passion et ni calculs politiciens. La réorientation des activités minières, pétrolières et énergétiques au profit de la résurgence de la ZLECAf, est plus que jamais un enjeu de taille et de souveraineté économique du continent… et c’est justement cela qui a malheureusement échappé aux concepteurs de cette initiative. Une zone de libre-échange sans les hydrocarbures (qui constituent plus de 33% du commerce mondial) est une erreur politique et technique des plus monstrueuses. Le principe fondamental de l’Agenda 2063 de l’Union Africaine consiste à transformer l’Afrique en une puissance pour l’avenir, en axant tous nos efforts sur la réalisation de la croissance économique et du développement inclusifs et durables dans tous les pays africains. Cependant, la crise russo-ukrainienne (crise pour les autres, mais aubaine pour l’Afrique) avec son risque d’enlisement, peut constituer une excellente opportunité pour les pays africains producteurs de matières premières extractives et agricoles de développer des stratégies minière, pétrolière et gazière communes, robustes et rentables, permettant de répondre aux besoins économiques et énergétiques du continent et de tout autre partenaire intéressé par nos ressources énergétiques et extractives.
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Le succès ou la continuation de l’échec de l’Afrique dépendent de la capacité du leadership et du patriotisme de nos dirigeants politiques à surmonter la marginalisation économique et le diktat de certaines puissances extérieures, qui caractérisent une certaine Afrique d’aujourd’hui. L’Union Africaine et la Banque Africaine de Développement ont des rôles stratégiques complémentaires à jouer pour faire de l’avenir de l’énergie et du développement socio-économique de l’Afrique une réussite. Avec cette Afrique que nous voulons et qui peut être, si elle est unie et munie d’une volonté politique courageuse de ses dirigeants, être au premier peloton des producteurs de pétrole de la planète et pourquoi pas jouer un rôle de premier plan dans l’hypothèse d’un « Nouvel ordre énergétique, militaro-économique mondial ».