Le Sénégal se réveille dans la douleur, ce matin du mardi 24 septembre 2024. Le Professeur Amadou Mahtar MBow vient de nous quitter à l’âge de 103 ans. C’est une grande perte pour l’Afrique et le monde, mais aussi pour son pays le Sénégal.
S’il y a un commis de l’Etat Sénégalais, un humaniste et leader qui a inspiré ses pairs et la jeunesse, c’est bien Pr Amadou Mahtar MBow. A l’aube de ce mardi 24 septembre 2024, coïncidant à l’ouverture de la 79ème Session de l’AG des Nations Unies, il vient de nous quitter à jamais. C’est tout un symbole pour celui qui a marqué de son passage l’UNESCO de 1974 à 1987. Pour magnifier son œuvre immense, régulièrement le RIFA (Réseau international francophone des Aînés) célébrait son anniversaire, le 20 mars, des associations, telles que Africa Mondo, louaient son oeuvre grandiose. Aussi l’Association des anciens fonctionnaires de l’UNESCO (AAFU) a fêté son Centenaire, le lundi 25 octobre 2021, baptisant l’événement « Amadou Mahtar M’Bow : Un homme debout dans son siècle ».
Le Sénégal, l’Afrique et le monde viennent de perdre un inlassable combattant, mais son discours d’une actualité prégnante continuera de nous inspirer et de nous guider.
Un parcours inspirant
Toujours guidé par cette assertion de feu son père, « N’oublie pas ce que tu es, ni ce que tu dois être ! », Amadou Mahtar MBow en fera son viatique. Au moment où nous pleurons ce grand homme, c’est le moment de présenter nos sincères condoléances aux peuples du monde, auxquels il s’identifiait et à ses proches, et de revenir sur son parcours.
Né à Louga dans le centre ouest du Sénégal, le 20 mars 1921, l’ancien combattant de l’armée de l’Air à la 2ème Guerre mondiale, universitaire et historien, qui fut plusieurs fois Ministre dans son pays le Sénégal, a été Directeur général de l’Unesco pendant 13 ans de 1974 à 1987, mais aussi précurseur de la Charte de Bonne Gouvernance Démocratique pour avoir présidé en 2008 les Assises nationales du Sénégal qui ont initié la CNRI (Commission nationale de réforme des institutions).
A la veille de la crise que vivait le Sénégal, ces 3 dernières années, il disait : « Les sénégalais vivent une crise. Une crise éthique, mais ils ne sont pas les seuls. Ils vivent également une crise morale et le besoin d’enrichissement individuel prend parfois le dessus sur la volonté de mener une politique nationale de solidarité, une politique de cohésion entre les populations ».
Il était et reste avant-gardiste. Justement, le patriarche qualifia alors son Sénégal natal de pays extraordinaire, en dépit de toutes les menaces et de toutes les difficultés. Il confia : « Il y a beaucoup de ses compatriotes qui continuent à penser que des progrès sont possibles dans l’intérêt de tous les sénégalais ».
« J’espère que le Sénégal s’orientera vers les transformations institutionnelles, économiques et sociales, telles que préconisées dans la Charte de gouvernance démocratique adoptées par les Assises nationales et que les participants et les citoyens se sont engagés à appliquer respectivement quand ils accèderont à des responsabilités politiques, économiques et sociales et dans leur vie de citoyen… »
Plein d’espoirs pour son pays, il ajouta : « J’espère que le Sénégal s’orientera vers les transformations institutionnelles, économiques et sociales, telles que préconisées dans la Charte de gouvernance démocratique adoptées par les Assises nationales et que les participants et les citoyens se sont engagés à appliquer respectivement, quand ils accèderont à des responsabilités politiques, économiques et sociales et dans leur vie de citoyen. Le Sénégal est un pays avec des diversités très grandes, ethniques, religieuses, et doit faire en sorte qu’elles ne conduisent à de la zizanie ou des oppositions, mais qu’elles servent d’éléments d’enrichissements de l’ensemble de la Nation. Pour ce faire, le respect des uns et des autres reste primordial.
L’Etat ne doit définir de politique, dans quelque domaine que ce soit, qu’en consultation et concertation avec les parties prenantes. L’ère du messie est terminée ! »
Pour rappel, ce digne fils de l’Afrique tint tête aux américains obnubilés de vider de sa substance l’Unesco.
A la tête de plusieurs combats
Engagé très tôt, pour avoir présidé à la FEANF (Fédération des Etudiants d’Afrique noire en France), Amadou Mahtar MBow a été à la tête de plusieurs combats. Le 7 juin 1978, il a fait un plaidoyer sur le trafic illicite et la restitution des biens culturels. Alors, Directeur général de l’UNESCO, son appel raisonne encore dans les oreilles des moins jeunes pour la défense d’un patrimoine culturel irremplaçable. « Le génie d’un peuple trouve une de ses incarnations les plus nobles dans le patrimoine culturel que constitue, au fil des siècles, l’œuvre de ses architectes, de ses sculpteurs, de ses peintres-plasticiens, gravures ou orfèvres – de tous les créateurs de formes qui ont su lui donner une expression tangible dans sa beauté multiple et son unicité. Or, de cet héritage où s’inscrit leur identité immémoriale, bien des peuples se sont vu ravir, à travers les péripéties de l’histoire, une part inestimable… Les peuples victimes de ce pillage parfois séculaire n’ont pas seulement été dépouillés de chefs-d’œuvre irremplaçables : ils ont été dépossédés d’une mémoire qui les aurait, sans doute aidés à mieux se connaître eux-mêmes, certainement à se faire mieux comprendre les autres ». Avec les restitutions, en cours aujourd’hui, l’histoire lui donne raison.
« Le génie d’un peuple trouve une de ses incarnations les plus nobles dans le patrimoine culturel que constitue, au fil des siècles, l’œuvre de ses architectes, de ses sculpteurs, de ses peintres, gravures ou orfèvres… »
Mais peut-on parler de cet éminent Professeur et omettre sa défense pour un Nouvel Ordre Economique et Nouvel Ordre de l’Information ? Mieux, il défendait la décolonisation de l’information. Aujourd’hui, l’ex-Conseiller de SM le Roi Hassan du Maroc trouve qu’il y a des avancées, parce que l’Afrique est aujourd’hui présente dans le milieu médiatique international, contrairement à dans les années 70. A ce moment-là, l’idée d’un nouvel ordre mondial de de l’information et de la communication partait du constat que la communication et l’information dans le monde était dominait par 5 agences (grossistes de l’information), toutes situées en Europe. Les informations sur l’Afrique étaient reçues à travers ces agences de presse. Une information, envoyée de l’extérieur par des agences qui avaient une vision du monde, pas forcément similaire à celle des Africains, qui défendaient les intérêts des parties auxquelles elles appartenaient. En gros, une information biaisée… Le patriarche fit le constat d’une information qui circulait surtout dans le sens Nord-Sud, avec un Sud qui n’apparaissait qu’à travers des clichés, des présupposés famines, misères… On ne montrait presque jamais ce qui est positif dans ces pays du Sud qui étaient sans voix. Ce nouvel ordre de la communication et de l’information devrait leur permettre de s’exprimer sur le plan international.
Aujourd’hui, avec les TIC, le numérique et le digital, le continent se fait entendre un peu partout à travers la planète, via ses contenus propres. Mais le Pr Amadou Mahtar MBow trouve que l’Afrique n’a toujours pas la masse critique nécessaire dans les pays en voie de développement, pour occuper une place dans le milieu médiatique international. Il y a des balbutiements, des efforts sont faits, mais elle ne joue pas encore un rôle sur le plan international.
Indépendance… une Afrique, mal partie
Revenant sur les premières heures de l’indépendance du Sénégal, il nous appris avoir vécu d’abord l’indépendance de son pays, d’abord avec beaucoup de bonheur, puis avec beaucoup de réserves…
Avec beaucoup de bonheur parce qu’il fait partie de la génération qui a lutté depuis la fin des années 40 pour cette indépendance est celle de l’Afrique. Une génération d’étudiants Africains à Paris, dont certains, comme lui-même, avaient participé à la 2ème Guerre mondiale. A la fin de cette guerre, ces jeunes intellectuels et combattants africains avaient estimé que le fait d’avoir participé à la libération de la France, leur donnait aussi le droit de participer à leur propre liberté qui passait par l’indépendance.
Mais le Pr, dont des Instituts de formation et Universités portent le nom, l’a aussi vécu de façon assez dubitative dans la mesure où, les conditions, dans lesquelles l’indépendance a été acquise, n’étaient pas sans doute celles rêvées. Leur rêve tirait vers une indépendance qui aurait permis à leurs pays respectifs, de de s’attaquer de façon déterminée à la solution des problèmes socio-économiques dont ils étaient confrontés.
Faisant son mea culpa, le patriarche a soutenu : « Nous avions alors manqué d’audace, parce que nous avons continué à gérer nos pays comme du temps du système colonial. On a eu comme l’impression que la plupart des nouvelles autorités n’ont cherchée qu’à perpétuer le système d’antan, sans chercher à le changer profondément. En tout cas, sous Léopold Sédar Senghor les ruptures n’ont pas été faites. J’ai d’abord été opposé à lui au moment de l’indépendance. Ensuite mon parti et moi ont été d’accord avec lui en 1966. J’ai alors rejoint le gouvernement. Mais dans le cadre de ce gouvernement, j’ai eu l’expérience de l’impossibilité à changer dans un domaine précis, dont j’étais responsable, les rapports qui existaient auparavant. Sur l’Université de Dakar, mon opinion était divergente de celle du président de la République. La crise de 1968 ne tarda pas à le montrer.
«Nous avions alors manqué d’audace, parce que nous avons continué à gérer nos pays comme du temps du système colonial. On a eu comme l’impression que la plupart des nouvelles autorités n’ont cherché qu’à perpétuer le système d’antan, sans chercher à le changer profondément…»
Au chapitre des regrets, Pr Mahtar MBow a déploré que, même s’ils n’étaient pas ensemble politiquement, les réformes entamées par le Président du Conseil, Mamadou Dia, de 1960 à 1962, n’aient pas abouti. Il trouve qu’à l’époque, ces réformes auraient permis de changer la donne en matière économique. Malheureusement, elles ont été stoppées et anéanties, suite aux événements politiques de 1962 et qui ont conduit à l’élimination de son auteur… Mamadou Dia aurait voulu remettre en cause l’économie de traite, il n’a pas pu le faire… on connait la suite.
Après des décennies d’indépendance, parmi les motifs de fierté de ce professeur qui a sillonné le Sénégal, au lendemain des indépendances, en tant qu’Africain, il trouve que lui et ses pairs ont pu changer complètement la donne par rapport à la situation pendant la période coloniale. « J’ai vécu et grandi dans la condition coloniale… à la décolonisation j’avais un peu moins de 40 ans. Donc j’ai connu la situation avant la guerre de 1939-45, le travail forcé, les famines, le déni de justice avec le système de l’Indigénat pendant laquelle n’importe quel sujet français pouvait être arrêté mis en prison pendant 15 jours sans aucun jugement. On pouvait renouveler sa détention de façon permanente. Le commandant de cercle avait ce pouvoir », nous rappellait-il pour nous permettre de mesurer les changements.
Aussi, revinait-il sur le fait de vivre dans un pays et être formé dans une école où on enseignait à l’élève à mépriser ses propres cultures, soutenant qu’elles n’existaient pas… qu’elles devraient être assimilées à celles du colonisateur. Un pays sans histoire, dont l’histoire commençait avec la colonisation… en somme, on leur apprenait la négation d’eux-mêmes à l’école française, à l’époque.
Aujourd’hui, il a des changements, concède-t-il, mais la qualité de l’enseignement n’est pas ce qu’elle devrait être.
Quant aux Accords signés avec la France, le Pr MBow, fierté de tout un continent et au-delà, nous apprend que la plupart des Accords, conclus avec la France au moment des indépendances, ont été des Accords secrets. « On ne les connaissait pas. Mais à mon avis, tous les Accords ont abouti à la perpétuation de la situation d’antan. Les Accords n’ont pas été conclus pour changer les rapports qui existaient pendant la période coloniale. Ces Accords ont été façonnés de telle sorte que la situation reste analogue à celle d’avant l’indépendance, d’où l’impossibilité dans laquelle nous nous sommes trouvés de nous armer de volonté et d’imaginer les voies et moyens de changements et de nous donner nous les moyens d’assurer le changement », remémorait-il.
Je disais dans un précédent article sur lui que c’était une façon de nous titiller, afin de repartir sur un bon pied à l’aube d’une 4ème révolution industrielle qui peut réconcilier le continent noir avec ses scientifiques, précurseurs de la vallée du Nil, de Méroé…